Chaque jour, une épave : 27 avril 1915, le croiseur cuirassé Léon Gambetta, le naufrage oublié

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Chaque jour, découvrez dans www.plongee-infos.com l’histoire d’une épave, coulée à la même date par le passé, quelque part près des côtes françaises ou ailleurs dans le monde, déjà explorée… ou pas ! Vous retrouverez ainsi quotidiennement un nouveau site, pour vous confectionner une collection passionnante pour vos futures plongées ou simplement pour explorer… l’Histoire!

Le Léon Gambetta était un croiseur-cuirassé de 12 416 tonnes de déplacement, lancé en 1902. Construit à l’arsenal de Brest pour la Marine Nationale, il mesurait 148 mètres de long sur 21 mètres de large et 8 mètres de tirant d’eau. Il disposait de 3 machines à vapeur alternatives (une par ligne d’arbre) d’une puissance de 28 500 cv, lui permettant une vitesse maximum de 22, 5 nœuds grâce à ses 3 hélices. La vapeur nécessaire était produite par 28 chaudières Niclausse au charbon. La quantité de charbon embarquée était de 2065 tonnes maximum (soit 17 % du poids du navire). Cette quantité de charbon lui permettait de parcourir 6 600 milles nautiques à une vitesse de 10 nœuds.

Les plans du Léon Gambetta

Recouvert d’un blindage de près de 17 cm d’épaisseur, son armement était conséquent : 4 canons de 193 mm, 16 canons de 164 mm en tourelles doubles, 24 canons à tir rapide de 47 mm et 2 tubes lance torpilles de 450 mm.

Les débuts du Léon Gambetta ne furent pas de tout repos. La manœuvre d’un navire d’un tel tonnage était particulièrement délicate et il était un peu gêné aux entournures dans les ports et les chenaux plus ou moins encombrés. Ainsi le 1er mars 1904, alors qu’il faisait route vers la sortie du port de Brest, naviguant sur l’alignement Portzic – Le Minou qui permet de sortir dans l’Iroise, il talonna sur une roche en bordure du chenal. Les hélices tribord et centrale furent endommagées et quelques petites voies d’eau se déclarèrent, sans conséquence puisque le navire était équipé de compartiments étanches. Le 7 septembre 1904, alors qu’il rentrait au port de Brest après des essais, dans le virage de la Penfeld dit « en fer à cheval » il toucha le fond, endommageant encore les hélices tribord et centrale. Après de nouvelles réparations, il est ressorti début mars 1905 et dans le même virage de la Penfeld, il talonna de nouveau, endommageant pour la troisième fois son hélice tribord.

La galère royale portuguaise à couple du Léon Gambetta

En octobre 1905, le Léon Gambetta fut choisi pour conduire le Président de la République française Emile Loubet de Lisbonne à Marseille, à l’issue d’un repas avec le roi et la reine du Portugal arrivés à bord en galère à 40 rameurs.

Pendant la Première Guerre mondiale, le Léon Gambetta faisait partie de la flotte française basée à Malte, bloquant la marine autrichienne dans l’Adriatique, généralement à partir d’une position au sud du détroit d’Otrante.

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Au cours de la nuit du 26 au 27 avril 1915, la ligne de surveillance des quatre croiseurs cuirassés français qui effectuaient le blocus de la mer Adriatique allait de Cap Dukato (Îles Ioniennes) à Santa Maria di Leuca, une petite ville située à l’extrémité du talon de la péninsule italienne. Ces 4 croiseurs cuirassés étaient le Victor Hugo, le Jules Ferry, le Waldeck Rousseau et le Léon Gambetta. Ce dernier avait comme tâche le contrôle du secteur de Santa Maria di Leuca. Le commandant du Léon Gambetta était le capitaine de vaisseau André. À son bord se trouvait également le contre-amiral Sénès, commandant de la 2e division légère de l’Armée navale. Malgré la menace croissante des sous-marins autrichiens et allemands en Méditerranée, le croiseur blindé patrouillait sans escorte à 7 nœuds par une nuit claire et calme, juste au sud du détroit d’Otrante.

Quelques minutes après minuit en ce 27 avril 1915, le Léon Gambetta fut pris dans le collimateur du sous-marin autrichien K.u.K. U 5, commandé par le lieutenant de vaisseau Georg von Trapp. L’U 5 était parti de Cattaro le 24 avril. Lorsque le veilleur du sous-marin découvrit le croiseur français, l’U 5 se mit aussitôt en immersion à 8 mètres de profondeur. Deux torpilles furent lancées l’une après l’autre à 00 h 40. La première explosa à la hauteur des dynamos électriques et de la salle des machines, la deuxième à l’arrière de la passerelle. Les explosions créèrent d’énormes brèches dans la coque du croiseur, malgré l’épaisseur de son blindage. Le navire, gravement touché, s’inclina aussitôt de 15° à bâbord. Les tirs avaient porté un coup fatal, mettant hors d’usage l’alimentation électrique et les chaudières du navire. Pire encore, il était impossible de lancer un SOS par radio, car les explosions avaient endommagé l’antenne de transmission et il n’y avait plus d’électricité à bord.

Le naufrage du Léon Gambetta vu par l’artiste Alex Kircher. En médaillon, le Korvettenkapitan George Ludwig Ritter von Trapp, capitaine du sous-marin qui coula le croiseur cuirassé français

Plusieurs centaines de marins restèrent bloqués dans les entrailles du navire, dans la plus complète obscurité. À cause de la forte inclinaison qui allait en augmentant, atteignant bientôt 30°, il était presque impossible de mettre à l’eau les chaloupes de sauvetage et une fois dégagées, ces dernières se fracassèrent sur le pont, causant la mort de nombreux marins. Les survivants jetèrent à la mer tous les morceaux de bois qu’ils pouvaient trouver, dans l’espoir de pouvoir s’y agripper une fois que le croiseur aurait coulé.

Le Léon Gambetta a coulé en seulement 10 minutes. Sur 821 hommes à bord, 684 y compris l’Amiral Sénès, commandant de la 2e Division légère sont morts. Il y a eu seulement 137 survivants.

Le rapport du Capitaine de Frégate Jules Docteur, qui a mené l’enquête sur les conditions du naufrage, dresse un tableau poignant du drame, basé sur les témoignages des survivants :

« Depuis minuit, le Léon Gambetta faisait route à 6 nœuds au NNE. Le phare de Santa Maria di Leuca était visible à 16 nautiques environ par le travers bâbord. Il était prévu de reprendre la vitesse de 10 nœuds à 04h00 du matin. Très beau temps, beau clair de lune et mer plate. Equipage aux postes de veille et tourelles et pièces de 47 armées.

Le K.U.K. U 5, qui a lancé les deux torpilles fatales contre le Léon Gambetta

A 0H40, deux torpilles ont frappé le bâtiment à bâbord, à 15 secondes d’intervalle au plus. La 1ère a explosé au couple 50 (dynamos bâbord et salles de chauffe 2 et 4) et la seconde un peu plus en arrière.

Le commandant sort, habillé, de la chambre de veille, située derrière la passerelle et se précipite sur bâbord avec les officiers de quart. Le bâtiment prend aussitôt une gite de 10 degrés qui s’accentue rapidement. Le commandant téléphone aux machines pour demander de redresser le bâtiment avec un mouvement de ballast. Mais il ne reçoit aucune réponse de la salle des machines. L’Amiral Sénès, qui était couché, arrive en chemise sur la passerelle avec Monsieur Chedeville, son aide de camp. Amiral et commandant donnent l’ordre au poste TSF d’envoyer le signal de détresse SOS. Monsieur Fay, aide de camp de service sur la passerelle répond qu’il n’y a plus d’électricité et que les antennes sont tombées sur le pont.

« Mettez les embarcations à la mer et faites silence ! » ordonne le commandant. L’inclinaison atteint 30° et l’eau arrive au niveau du plat bord. Le mât arrière se casse en deux. Le commandant ordonne « Tout le monde à tribord » pour tenter de limiter la gite. Les hommes obéissent et se hissent à quatre pattes vers tribord.

La chaloupe tribord, dans laquelle ont pris place une vingtaine d’hommes, sort de son chantier, y laissant sa quille, et s’écrase contre la cheminée n°3 tuant ou blessant nombre d’hommes. La vedette du commandant (un White insubmersible), placée sur l’avant de la chaloupe, roule sur le panneau du carré des officiers supérieurs, y laissant sa chaudière et s’effondre contre la tourelle centrale de 16 bâbord. Elle tombe ensuite à la mer et flotte.

Des hommes jettent à l’eau tout le bois qu’ils peuvent trouver : caillebotis, avirons, planches… A tribord, plusieurs hommes sont déjà sur la cuirasse ; d’autres sautent à l’eau.

« Mes enfants, tâchez de vous sauver » sera le dernier ordre du commandant. Lorsqu’on coupe son garant, la baleinière de sauvetage de tribord se brise sur la cuirasse, écrasant une vingtaine d’hommes qui comptaient monter dedans au passage. Le canot 2 chavire contre la rambarde et se crève le flanc sur les angles de son chantier. Mais il tombe d’aplomb et flotte. Beaucoup d’hommes s’y embarquent. Il ne possède plus de gouvernail, mais ils peuvent récupérer 7 avirons, un seau et un boîtier en bois qui permettent d’écoper. Ils bouchent les trous de nables avec un morceau de mât de pavillon et le trou dans la coque avec des tricots. 108 hommes vont y prendre place. Ils atteindront le phare de Santa Maria di Leuca à 08h30 du matin et ce sont eux qui donneront l’alerte.

Un cri s’élève de la passerelle « Vive le France » ! Tous ceux qui, sur le pont luttent pour leur existence, le reprennent trois fois. Le commissaire principal Deligny fume une dernière cigarette sur le pont arrière, avec le plus grand calme. L’arrière paraît se relever et les plus mauvais nageurs tentent alors de remonter vers cet arrière. Mais le navire se retourne et reste quille en l’air avec ses trois hélices hors de l’eau. Bientôt, il ne reste plus qu’un seul homme sur la coque, le quartier maître réserviste Le Roux, pas très bon nageur, qui espère que le bâtiment va encore flotter quelque temps. Mais l’avant s’enfonce et Le Roux doit sauter à l’eau. Il voit les hélices disparaître pour toujours dans un faible remous. Il s’est écoulé 10 minutes depuis le torpillage. Tous les hommes crient « Vive la France », tandis que le capitaine d’armes Grall entonne le couplet patriotique « Mourir pour la Patrie, c’est la mort la plus belle ».

Des navires italiens et des torpilleurs français recherchent des survivants

Avant le naufrage, environ la moitié de l’équipage avait pu atteindre le pont. 108 hommes étaient dans le canot 2 et environ 200 à 250 dans l’eau. La vedette de l’amiral flottait et beaucoup d’hommes vont tenter d’y monter. Les efforts de ceux qui sont à bord pour éviter la surcharge sont vains. Ils tentent de repousser les nageurs à coups de gaffes, à coups de poings. Mais la vedette finit par s’enfoncer, chavirer et couler. Il y a beaucoup d’espars, bouées de sauvetage, bois, avirons, morceaux de liège échappés des soutes à munitions éventrées. Des hommes s’accrochent à un madrier en bois de sapin de 5 mètres de long. Mais il tourne sur lui-même, étant mal équilibré. A chaque fois, des hommes disparaissent. On s’aide mutuellement en assemblant des madriers, des avirons, des cages à poules, des planches.

Quand le jour paraît, on s’aperçoit d’assez loin. Mais froid, congestion, fatigue, crampes, ont fait disparaître beaucoup d’hommes. Pourtant, les plus braves résistent, secouent ceux qui sont près de succomber, les ramènent à la surface. Ainsi, le petit aide de chauffe Jean Tutein doit la vie au capitaine d’armes Grall qui l’a soutenu contre lui pendant toute la dernière heure jusqu’à l’arrivée du torpilleur, alors qu’il était évanoui. Ce 1er maître fusilier marin avait sauté à l’eau habillé et n’avait pas abandonné son carnet de rôle. C’est grâce à lui que l’on a eu immédiatement la liste complète de l’équipage.

Le Korvettenkapitan George Ludwig Ritter von Trapp, capitaine du sous-marin qui coula le croiseur cuirassé français, sur le kiosque de son submersible

Le sous-marin est toujours sur place. On voit son périscope et la moitié de son kiosque. Lorsqu’à 14h30 arrivent de Brindisi les torpilleurs 33 et 36, le sous-marin est toujours en faction. Il semble contempler son œuvre et n’aura porté aucun secours.

27 héroïques survivants sont repêchés. Les torpilleurs Indomito et Intrepido arrivent de Tarente peu après les torpilleurs 33 et 36. Ils recueillent deux hommes vivants sur une épave et retirent de l’eau 58 cadavres. Le nombre de survivants est donc de 137 : 108 sur le canot n°2, 27 sur les torpilleurs 33 et 36 et 2 sur les torpilleurs italiens.

Les 32 officiers ont disparu. L’Amiral fut admirable de calme et sut faire exécuter ses ordres jusqu’à la dernière minute. Il se tenait à la rambarde tribord de la passerelle quand le bâtiment a coulé. Sur la passerelle se trouvaient aussi le commandant et les lieutenants de vaisseau de Lesparda et Puech. Seuls, le chef d’état-major Heraut, le lieutenant de vaisseau Dubois et le mécanicien principal de 1ère classe Launay étaient parvenus à se hisser, avec une centaine d’hommes, dans la vedette de l’amiral. Mais surchargée, celle-ci a rapidement coulé. Deux officiers ont été bloqués dans leurs cabines : l’enseigne de vaisseau Jaillard et l’aumônier Julian. Dans l’eau, aucun n’a survécu, sans doute à cause d’une résistance physique moindre que celle des hommes. L’enseigne de vaisseau Bourgine est décédé le dernier, à 11h00 du matin.

L’équipage du Léon Gambetta sur le pont

Tous les officiers ont été à la hauteur de leur tâche et ont donné un magnifique exemple de calme et de sang froid. Les hommes ont admiré leur dévouement : ils ont éclairé, avec leur lampes de poche, les différentes échelles donnant accès au pont et c’est grâce à ce moyen de fortune que les hommes encore valides après les explosions ont pu monter jusqu’aux embarcations. Les officiers ont aidé à les déborder, mais la tâche s’est avérée impossible en raison de la gite et du manque de pression aux treuils.

L’extinction des lumières a été instantanée, le compartiment des dynamos ayant été détruit à la première explosion. Il n’est remonté personne de ce compartiment ainsi que des chaufferies de l’arrière. L’éclairage de secours des chaufferies n’a pas fonctionné.

Les chefs de tourelles de tribord avant ont pu entrer en contact avec leurs hommes coincés sous les pivots et leur ont donné l’ordre de remonter. Ils ont répondu qu’ils allaient monter. Mais il fallait passer par les soutes et le faux-pont et aucun d’eux n’est parvenu en haut.

Au panneau milieu, le plus utilisé par l’équipage pour monter sur le pont, l’échelle tribord de l’entrepont et les échelles correspondantes au dessus avaient été démontées pour faire passer les drisses des signaux de combat (prescription de combat). Cela a considérablement gêné l’évacuation et beaucoup d’hommes ont dû se rendre au panneau arrière et se sont perdus dans l’obscurité ou sont tombés dans le vide. Les échelles de bâbord étaient mal fixées et sont tombées à la gite. Les hommes ont du se hisser sur le pont par les hiloires de panneau.

Il ne restait que 500 tonnes de charbon à bord et le croiseur était en fin de patrouille. Il devait se ravitailler 24 heures plus tard. Cette circonstance fortuite l’a fait flotter quelques minutes de plus.

Telle fut l’agonie du Léon Gambetta. Cette perte a entraîné celle de beaucoup de camarades et de beaucoup de braves marins. Le seul réconfort est de constater la belle conduite de cet équipage qui a vu son navire disparaître sous lui. On est fier de commander à de tels hommes et de pouvoir compter sur eux ».

Un groupe de survivants, vêtus d’uniformes italiens qui leurs furent donnés après leur sauvetage. Les naufragés ont reçu un accueil exceptionnel de la part des Italiens.

Les rescapés du naufrage du Léon Gambetta furent logés à la caserne Statella, à Syracuse. L’Italie étant encore neutre dans le conflit (quelques semaines plus tard, elle s’est officiellement engagée dans le conflit aux côtés de la France et de ses alliés), les marins français furent consignés selon les termes de la Convention de La Haye. Les hommes étaient quand même libres de circuler en ville quelques heures par jour, sous la responsabilité du capitaine d’armes, le 1er maître fusilier François Grall qui était parmi les survivants.

La situation sera modifiée le 23 mai 1915 avec l’entrée en guerre de l’Italie qui aura par la suite la responsabilité en Adriatique et l’Armée navale quittera le secteur, la France ne laissant alors que des forces légères et des sous-marins.

Le Léon Gambetta est le deuxième grand navire de la Marine française coulé pendant la grande guerre (après le Bouvet), c’est aussi le premier grand navire de la Marine française coulé par une torpille et le troisième par l’ampleur des pertes (après le cuirassé Suffren et le cuirassé Bouvet).

L’épave du Léon Gambetta, devenue « tombe de guerre » repose toujours à 15 nautiques au sud de la pointe de Leuca, aux coordonnées : latitude 39° 32’ 600 N et longitude 18° 22’ 017 E. N’espérez pas plonger à sa rencontre, le navire gît par plusieurs centaines de mètres de fond, à moins d’y envoyer un ROV ou un sous-marin… Néanmoins nous avons voulu évoquer ce naufrage car il est l’un des grands oubliés de la Première Guerre mondiale.

Gravure sur la tombe d’un quartier-maître du Léon Gambetta

Le drame du Léon Gambetta fut rapidement éclipsé par celui du Lusitania quelques jours plus tard (le 7 mai 1915) et la bataille des Dardanelles. Si le torpillage du croiseur français et la mort des 684 officiers et marins furent trop rapidement oubliés, le traitement bienveillant des rescapés de la part des autorités italiennes constitua la première manifestation de l’alliance franco-italienne officialisée avec la signature du pacte de Londres signée le 26 avril 1915, ironie de l’Histoire, juste au moment où allait se dérouler le drame du croiseur cuirassé français.

Peinture représentant le Léon Gambetta

 

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